Un jour après l’autre, la marche longue modifie le rapport à l’espace-temps. La destination se fait de plus en plus lointaine à mesure que la route s’épaissit.
Souvent, cela commence au troisième jour de marche. Lorsque mon corps commence à s’adapter à l’effort.
Le silence – relatif – de mes articulations me permet d’entendre à nouveau le monde qui m’entoure. Les paysages que je traverse. Les gens que je rencontre.
Les routines s’installent et structurent la journée. Se lever, allumer le réchaud, faire le café, ranger ses affaires, sortir la carte. S’élancer sur le chemin. S’élancer à travers le chemin. Au moyen du chemin.
Au début, il y a trop de choses à voir pour réaliser ce qui se joue. L’adaptation du corps est galvanisante. Rapide. Je profite de ce répit pour me laisser éblouir. Ralentir le pas ici et là. M’arrêter au bord d’un ruisseau peut-être, pour mieux avaler les kilomètres plus tard dans la journée. Le voyage fait déjà effet dans le relief de mon inconscient. Jusqu’à la bascule.
« Qu’est-ce que je fais ici ? » La question s’enroule autour de mon esprit pour ne plus le lâcher. Vertige. Assise sur un muret dans un bourg désert, au milieu de l’après-midi, j’intrigue des artisans sur un chantier et quelques retraités. Me voici à la marge. En déplacement dans une temporalité parallèle avec la marche pour seul horizon. Il n’y a plus rien avant. Plus rien après. Mes repères tombent et c’est ici que le voyage commence. Lorsque la carte et l’itinéraire échouent à me situer. La route s’allonge d’une drôle de manière. Elle s’épaissit jusqu’à prendre toute la place et j’ai presque peur de ne jamais pouvoir rentrer. Que faire de tout cet espace ? De ce glissement vis-à-vis du quotidien ? Sans savoir où, vraiment, je réalise que j’ai bifurqué.
La marche a cessé de n’être qu’un moyen de déplacement entre deux endroits pour devenir un lieu à part entière. J’ai quitté le temps commun pour faire un détour aux confins du monde. Il me faudra arriver à destination, puis rentrer chez moi, pour en revenir. Encore que. Pas tout à fait la même.
Anne Mellier