Tirerons-nous des leçons de la crise sanitaire du Covid-19 pour notre prise en charge du grand âge ? Jean-Gustave Hentz, médecin hospitalier émérite des hôpitaux universitaire de Strasbourg et président de la commission Éthique et société de la Fédération protestante de France, esquisse quelques pistes.
Qu’est-ce que la crise sanitaire de ce printemps a révélé de notre traitement des aînés ?
Elle a confirmé les déficits de leur prise en charge, jusque-là assumés par les politiques pour des raisons économiques. Les questions de société ont été ébauchées mais elles vont rapidement se heurter aux questions économiques. La France a globalement respecté les principes d’équité et de dignité de l’être humain quel qu’il soit, incluant dans le conseil scientifique des sociologues, des philosophes et des éthiciens. De nombreux concitoyens doivent leur survie à la solidarité nationale, aux transferts de malades entre régions et à l’étranger, sans critères d’âge. Mais confiner les résidents d’Ehpad dans leurs chambres était très discutable. Cela a conduit certains à se laisser mourir et d’autres à perdre en autonomie. Protéger est une chose, mais n’était-ce pas plutôt punir ces gens à la fin de leurs vies ? En Suisse et en Allemagne, il y a eu consensus pour maintenir un minimum de visites.
Quel rôle notre société donne-t-elle aux personnes âgées ?
Elles sont la mémoire de leurs descendants et leur révèlent leur propre vulnérabilité. Elles représentent une partie de notre vie. Même celles qui n’ont plus de contacts avec leurs familles ont travaillé dur pour que nous puissions profiter de la vie. Les jeunes générations ont envers eux une dette de solidarité. La dignité d’une personne n’est pas tributaire de son utilité. La société française considère qu’on n’a pas à justifier l’utilité des aînés. En revanche, les sociétés anglo-saxonnes admettent aujourd’hui de discuter de la possibilité qu’un aîné atteint de démence avancée puisse servir de réserve d’organes pour sauver plusieurs personnes. En France, un tel utilitarisme n’a heureusement pas encore droit à la parole.
Comment l’accompagnement des aînés dépendants pourrait-il évoluer ?
Il n’y a pas de lobby pour les près de 800 000 personnes âgées hébergées. L’Etat encourage la création de conseils de vie sociale dans les Ehpad, auxquels participent deux ou trois aînés résidents aux capacités cognitives conservées. Il existe aussi de plus rares conseils d’éthique avec des professionnels extérieurs, des représentants de chaque métier concerné, des résidents et des familles. La Fédération de l’entraide protestante, qui rassemble une centaine d’Ehpad en France, pourrait accompagner la création de tels conseils. L’Ehpad est un choix français. Trois quarts des plus de 90 ans vivent dans ces établissements, de plus en plus médicalisés. Leur nombre augmente. Mais le maintien à domicile se développe aussi. Doit-on considérer qu’il est trop lourd pour les familles ? Pendant la crise, les jeunes générations ont montré des solidarités de voisinage inespérées. Encourager le bénévolat de proximité pourrait ouvrir la voie à un avenir moins lugubre pour tous. Là-dessus, les Églises peuvent jouer un rôle.
Pourquoi ces questions ne mobilisent-elles pas notre société ?
Parce que nous vivons dans le déni de la mort. Depuis une trentaine d’années, le progrès médical a conduit à croire que l’immortalité serait possible pour nos générations. Il faut désormais remettre la mort à sa juste place dans la vie. Cela commence par l’éducation et la présence des enfants aux enterrements de famille. Les mentalités évoluent mais nombre d’enfants ont du mal avec le respect de l’autonomie de leurs aînés. Si une personne exprime la volonté de mourir, c’est un devoir sociétal de ne pas la maintenir en vie contre son gré.
Ce refus de la mort peut-il conduire nos sociétés à responsabiliser les individus sur leur fin de vie ?
Beaucoup de gens refusent de s’imaginer dépendants. Ils espèrent mourir endormis dans leur lit et pensent comme le philosophe Friedrich Nietzsche qu’il y a plus de fierté à quitter le monde qu’à se retrouver esclaves de ses proches ou des soignants. Alors des Français dépensent déjà 10 000 € pour mourir en Suisse à la date décidée. La France n’a pas dit son dernier mot sur l’euthanasie et le suicide assisté. Les soignants s’y opposent, mais huit Français sur dix y sont favorables. Ces démarches sont tout à l’opposé du christianisme, où c’est Dieu qui décide du début et de la fin de la vie. Quel est son rôle dans une société où le début de vie peut se faire par la procréation médicalement assistée et la fin par le suicide assisté ou l’euthanasie ? La Fédération protestante de France a déjà publié des pistes de réflexion pour que chacun puisse se faire une opinion personnelle sur le sujet (www. protestants.org, rubrique Commission éthique et société).
Propos recueillis par Claire Gandanger