Le journaliste Benoît Guillou a observé des scènes de pardons au Rwanda – où les génocidaires hutus ont massacré 800 000 Tutsis en 1994 – menées avec la médiation d’acteurs catholiques. Il en tire une sociologie inédite du pardon après la violence extrême. (1)
À quoi sert le pardon ?
À certaines conditions, le pardon peut être une ressource individuelle et collective pour surmonter au mieux les impasses et dépasser des divisions passées. Du côté du tueur, il permet de sortir de la dénégation pour énoncer la gravité des actes passés. Quant aux victimes, il peut aider à sortir de l’état de sidération pour accepter la réalité de la perte, renoncer à tout comprendre et renouer avec le temps présent. Mais cela suppose du temps et un travail du sujet sur lui-même. Le philosophe Vladimir Jankélévitch écrit « pour pardonner, il faut se souvenir ». Le pardon dote les acteurs d’un vocabulaire pour énoncer le tort commis. Il faut consentir à la parole pour mettre en récit le passé.
Y a-t-il des pardons destructeurs ?
J’ai pu observer des pardons sacrilèges : ceux qui entravent la parole ou offrent le moyen d’échapper à la justice. Le pardon demeure une notion fourre-tout et son sens peut facilement être instrumentalisé au lendemain d’un génocide. Le vrai pardon n’efface nullement la responsabilité individuelle et le travail de la justice. Pour le dire autrement, il n’est pas le refuge des génocidaires, des brigands ou des pédophiles... En prison, j’ai assisté à des situations qui plongent dans l’enfer du pardon, lorsqu’il devient un instrument de pression et de contrainte. Il arrive que des leaders religieux ne se limitent pas à appeler les fidèles au pardon en sollicitant leur conscience, mais ils prescrivent que Dieu commande de se réconcilier !
Quel peut alors être un vrai pardon ?
Dans sa définition chrétienne, la repentance du coupable est un acte conditionnel ou l’aveu occupe une place importante. L’acte de pardon de la victime est un don inconditionnel qui se fonde sur l’idée d’une grâce et d’un acte purement désintéressé relevant d’une “ logique ” de l’amour, en suivant l’exemple du Christ. J’ai pu observer ce type de posture héroïque à l’initiative d’une victime en de rares occasions. Mais sur le terrain, il est plus souvent question d’un pardon approximatif ou d’un processus fragile et vagabond, qui peut passer par du ressentiment. J’ai vu des pardons avortés. Le philosophe Olivier Abel associe la pratique du pardon à l’idée de compromis. À mon avis, il faut prendre au sérieux une approche pragmatique du pardon. Il arrive que de petits groupes de fidèles, unis par des convictions religieuses et des liens de voisinages, réhabilitent le compromis pour créer un espace de parole, d’écoute, voire de solidarité au nom du pardon.
Propos recueillis par Claire Gandanger
(1) Le pardon est-il durable ?
Une enquête au Rwanda, F. Bourin, 2014.