Sur la page blanche, l’ombre des mots disparus. Je contemple la feuille en m’interrogeant. Poussée à ce bureau par une drôle d’intuition, l’aperçu de leur silhouette dans la lumière de ma conscience, je les cherche sans succès. L’évidence de l’espace-temps précédent vient de m’échapper en faisant un bond de côté. Je jurerais voir ses yeux briller à la lisière de mon esprit, dans l’obscurité de mon inconscient.
Alors j’attends. Écrivain amateur passionné, sculpteur aux centaines de commandes, peintre exposé ou journaliste chevronné... je sais que personne n’échappe à cette partie de cache-cache. Mais comme tous ceux qui se trouvent régulièrement confrontés à cette absence, j’ai fini par comprendre la nature de la présence qu’elle dessine en creux.
La créativité ne vient pas toujours quand on l’appelle. Ronronnante, joueuse et à demi-sauvage, cette créature aime en revanche se frotter à nous dans des moments où, parfois – souvent – nous sommes occupés à autre chose. Ses coups de pattes et ses œillades finissent par capter toute notre attention et la concentrent sur l’instant présent. Sur ce que nous avons à faire. Sa présence apaisante sur nos genoux nous sépare du monde pour quelques instants. Ou nous y place différemment. À nos côtés face à la page, la toile, la glaise, le fil de soie ou l’instrument, elle nous reconnecte à nous-mêmes. Et nous surprend. Car le résultat de cette visite n’est jamais tout à fait celui attendu. À caresser son pelage d’une main, s’émerveiller de ce qu’elle soit enfin là, et travailler de l’autre, quelque chose en nous est obligé de lâcher prise. Quelque chose de nous jusqu’ici inconnu, rétif peut-être, s’exprime. Quelque chose de grand dont nous ne savons jamais tout à fait si cela nous appartient. Mais dont nous sommes émerveillés d’être riches. Et lorsqu’elle repart, nous sommes comme orphelins. Privés d’une présence autre et d’une part de nous-même en un seul mouvement. Si douce, cette présence est addictive. Mais on aurait tort d’imaginer pouvoir la dompter. La créativité déteste la vanité au moins autant que l’inattention. La convoquer de toutes ses forces, c’est souvent la faire fuir. Tous ceux qui ont besoin d’elle au quotidien apprennent donc l’humilité. Et découvrent qu’il faut avant tout la nourrir. Très régulièrement. S’ouvrir au monde en restant enraciné en soi-même. Être sensible à tout. À soi. À elle. Dès lors, son pelage luira dans le jour de l'âme.
À vivre de la créativité, on découvre qu’elle aime se laisser apprivoiser. Si elle n’a pas de maître, elle choisit en revanche ses compagnons. Ce sont ceux qui sont toujours prêts à se lever, quelle que soit l’heure, pour lui ouvrir leur porte.
Anne Mellier