La campagne électorale aux USA est présente dans tous les médias qui font fréquemment allusion à l'influence des protestants fondamentalistes. Qui sont-ils ? Trouve-t-on le même amalgame entre convictions religieuses et choix politiques en France ? Ce dossier, préparé en collaboration avec l'hebdomadaire protestant Réforme, repère et analyse la nature et les positions de ces différents courants. ANALYSE : l’enracinement de la Droite religieuse aux USA.
Le poids des évangéliques
LA NOUVELLE DROITE CHRÉTIENNE des États-Unis prospère sur le marché de l'économie libérale et sur l'abandon, par les démocrates, d'une certaine morale. Quel est son poids réel dans le paysage politique actuel ?
N'en doutons pas, en dépit de leurs efforts, les réseaux chrétiens évangéliques demeurent des supplétifs : on a besoin de leur soutien, mais la « grande politique » se fait sans eux. Une fois élus, les présidents successifs évitent de concéder trop de gages à cette minorité. Reagan en est un bon exemple : il s'est bien gardé de peser pour la pénalisation de l'avortement. Le président actuel, George W. Bush, en dépit de sa piété démonstrative, se tient sur la même ligne. Mieux, ces réseaux, leurs leaders et organisations sont très loin de présenter un front uni. Les valeurs partagées sont certes fédératrices : accent mis sur la famille, refus de l'avortement, défense de la prière à l'école, exaltation du mythe de « l'Amérique chrétienne ». Mais en grattant la surface, on s'aperçoit d'une diversité qui a toujours empêché, jusqu'à présent, la constitution d'un bloc politique de premier plan. Nombre d'évangéliques refusent la logique d'un mouvement confessionnel, tandis que des non-évangéliques (catholiques conservateurs, par exemple) apportent aussi leur voix.
Une société religieuse mais sécularisée
Ce décalage entre une impression de « bloc» et une réalité fragmentée et minoritaire conduit à relativiser une idée reçue : la droite chrétienne n'est pas un signe du recul du sécularisme mais, au contraire, un fruit des progrès de la sécularisation. Bien que toujours très religieuse, il ne fait pas de doute que la société américaine est plus libéralisée et sécularisée aujourd'hui qu'il y a 25 ans. Même les évangéliques américains divorcent aujourd'hui presque deux fois plus que la moyenne nationale française, en dépit de leur discours de toujours sur la sainteté du mariage. La Bible Belt (1), ancienne région confédérée marquée par une civilisation évangélique et fondamentaliste sans nulle autre pareille, n'est pas épargnée: la pratique religieuse, bien que toujours massive (plus de 40 %), y aurait baissé de huit points durant la dernière décennie. La seule véritable majorité morale qui se détache aujourd'hui ne vote pas pour les « droits de Dieu », mais pour ceux du consommateur. Sans ce mouvement de sécularisation en profondeur, les protestations de la Droite chrétienne perdraient leur raison d'être. C'est parce que la société américaine est plus libérale que jamais que la Christian Coalition (2) s'est affirmée en réaction, et non l'inverse. Ces précisions démystifient un peu la singularité de la droite chrétienne : aucun risque qu'elle trans- forme sous peu les États-Unis en secte obscurantiste.
La lutte contre les inégalités
Cela dit, son influence pèse lourd dans certains domaines, que ce soit dans la politique familiale ou même dans l'attitude américaine vis-à-vis d'Israël. À la dernière convention républicaine, 25 % des délégués se réclamaient de cette tendance. À cela, deux explications sociales et politiques. Une explication de fond tient dans l'intensité de la sécularisation, mais aussi de la marchandisation de la société américaine. Exemple: le créationnisme, éternelle rengaine des fondamentalistes. Mais il faut rappeler aussi qu'aux Etats-Unis la théorie de l'évolution se greffe volontiers sur ce qu'on appelle le darwinisme social, c'est-à-dire qu'au nom de la science certaines catégories humaines sont considérées comme plus douées que d'autres, justifiant les rapports de domination et d'exploitation. C'est aussi contre cela que s'élèvent, avec d'autres, les lobbies politiques chrétiens. Citons à ce propos l'organisation Prison Fellowship (3), dirigée par l'évangélique Chuck Colson, qui joue un rôle dominant dans les aumôneries des prisons américaines. C'est en partie parce qu'il conteste le fatalisme généré par le darwinisme social que Colson a développé cette organisation, désormais internationale, au nom d'une exigence fondée sur l'idée que tout homme peut « naître de nouveau ». Outre-Atlantique, les pressions d'un laisser-faire ultralibéral et inégalitaire sont beaucoup plus intenses qu'en France.
Elles n'ont cessé de s'accroître depuis les années Reagan. Les Églises, aussi bien dans la polémique sociopolitique que dans l'exercice des solidarités horizontales, jouent un rôle de contrepoids attendu par les individus. En raison de leur accent sur la conversion et l'engagement, les Églises de type évangélique prêchent aussi la possibilité d'un rebond ou d'un refuge au sein d'une société souvent impitoyable pour les plus faibles. La droite chrétienne joue cette carte avec habileté.
L’évolution de la Gauche américaine
L'autre explication au poids de la droite religieuse tient dans l'évolution de la gauche américaine. Jusqu'aux années 60, la majorité des évangéliques et des fondamentalistes de la Bible Belt votait démocrate. Le parti démocrate combinait alors une politique économique progressiste et une morale assez tempérée, proche des positions traditionnelles. Que s'est-il passé ensuite ? Mark Hulsether, dans une synthèse remarquable sur un courant de la gauche protestante (Building) Protestant Left, 1999), montre que l'impact de la contre-culture des sixties et seventies a réorienté le discours de gauche, en dévaluant le patriotisme et les valeurs familiales classiques au profit des thèmes libertaires. Les églises traditionnelles n'ont pas été exemptes de cette évolution. L’électorat chrétien traditionnel qui se reconnaissait auparavant dans le vote démocrate s'est retrouvé en porte-à-faux. Les évangéliques, et plus spécifiquement la droite chrétienne, se sont engouffrés dans ce vide. La gauche a largement sous-estimé l'impact de sa mutation sur l'électorat chrétien. Les états-majors ont pensé que la variable morale était négligeable. Ils se sont trompés. La légalisation de l'avortement, l'atténuation des différences statutaires entre concubins et couples mariés, la légitimation de l'homosexualité comme équivalent de l'hétérosexualité ont ébranlé un électorat chrétien qui, par ailleurs, s'accommodait bien du programme économique démocrate. Brandies comme des chiffons rouges par des leaders conservateurs ravis de l'occasion, ces réformes inspirées par la culture soixante-huitarde ont jeté des millions d'électeurs dans les bras des républicains, réputés plus fidèles à la morale traditionnelle. La gauche américaine - excepté, en partie, Bill Clinton - n'a toujours pas saisi l'étendue du prix électoral qu'elle a dû payer pour ce virage.
Sébastien Fath, historien
1b quai Saint Thomas
67000 STRASBOURG
03 88 25 90 80