Est-ce que vous connaissez l’expérience du gorille invisible ? Elle fonctionne ainsi : rassemblez un certain nombre de personnes et demandez-leur de se faire passer un ballon de basket. Prenez un observateur extérieur à qui vous demandez de compter le nombre de fois où les participants avec un t-shirt noir se passent la balle. Puis mettez un homme déguisé en gorille qui passe dans cette scène. Évidemment, un gorille imposant ce n’est pas quelque chose qui se manque facilement. Et pourtant, un observateur sur deux ne voit pas le gorille, trop occupé à compter le nombre de passes entre les participants en noir. Une expérience qui nous dit quelque chose : notre perception de la réalité est déterminée par notre conditionnement. Si je suis conditionné à compter les passes, il y a des chances que je manque le gorille. Ce que nous sommes préparés à voir détermine ce que nous voyons concrètement.
Nos ancêtres étaient conditionnés par un univers infusé de sacré et de significations. Derrière chaque petit événement, chaque petite manifestation, ils voyaient la présence d’un Dieu personnel agissant dans le monde. Pour eux, Dieu était partout. Aujourd’hui, nous sommes pratiquement dans une situation inverse. Le philosophe canadien Charles Taylor affirme que nous sommes pleinement rentrés dans un âge séculier, où notre attention a bifurqué au point que beaucoup ont tendance à considérer ceux qui postulent une action divine comme de doux rêveurs qui ont un peu trop abusé de la boisson, à l’image des apôtres à la Pentecôte.
Nous sommes aujourd’hui dans un cadre nouveau, où la pratique spirituelle et l’appartenance religieuse non seulement ne vont plus de soi, mais sont même devenus minoritaires. Nous vivons dans un cadre immanent, c’est-à-dire un monde où il n’y a plus de place pour une quelconque transcendance : tout est concret, matériel. Tout est ici-bas, et l’univers est plat. Nous sommes concentrés sur le ballon de basket qui passe de main en main, y compris dans nos communautés chrétiennes. Ne sommes-nous pas souvent absorbés, dans nos paroisses, par l’administratif, l’intendance financière, l’organisation de projets ou la gestion du patrimoine ?
Il me semble que notre rôle de baptisés est peut-être aussi de savoir lever les yeux, afin de signifier au monde qu’un gorille invisible peut faire irruption dans notre réalité.
Jean-Philippe Lepelletier,
pasteur à Sainte-Marie-aux-Mines
mai-juin 2021