D’un cycle, d’un fil, d’un instant… Le temps nous déplace inexorablement. Pourtant, il se dérobe et échappe à nos perceptions. Longtemps attendu et déjà nous n’en reconnaissons plus que des traces passées. Alors comment saisir cette ultime mécanique qui imprime l’espace dans les corps ?
Saint Augustin a eu ces mots magnifiques, dans le livre XI de ses Confessions où il aborde le problème du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose la question et que je cherche à l’expliquer, je ne le sais plus. » Je ne sais pas bien ce qu’est le temps mais, pourtant, je sais que toute chose s’inscrit dans le temps. On dira aussi, bien sûr, que toute chose se situe également dans l’espace. Je suis toujours en un lieu ; j’habite de façon privilégiée en un lieu familier ; même les nomades vont de lieux familiers en lieux familiers. Parce que je suis toujours quelque part, et d’abord parce que je suis un corps, je peux me dépayser. C’est un aspect fondamental dans la vie humaine que nous avons tous en commun… « Être né quelque part… », chantait Maxime Le Forestier : voilà qui ne dépend pas de nous et nous invite à nous mettre à la place de ceux qui auraient mieux aimé naître là où le hasard nous a placés, nous.
Mais il est un déplacement encore plus étrange, à vrai dire : le déplacement intime qui nous fait nous déplacer dans le temps du seul fait que nous existons. Parce que je suis un corps, je suis dans l’espace, et pour la même raison, je suis dans le temps. Augustin avait bien raison de s’interroger : on ne sait pas véritablement ce qu’est le temps qui nous marque, dans lequel s’étend notre vie de telle façon que pour nous, vivre, exister, c’est traverser le temps. Je laisse à d’autres cette énigme que constitue le commencement du temps (comment ce qui permet de mesurer le temps peut-il même commencer ? Prendre fin ? Recommencer, peut-être ?) Je préfère m’interroger, sans d’ailleurs chercher de réponse, sur le caractère temporel de l’existence humaine, sur le fait que, quoi que je fasse, je traverse le temps, toujours, dans un voyage immobile. Je croîs (du verbe croître) dans le temps ; et aussi j’y décrois : j’y apparais dès que je vis, je m’y déploie, mais presque tout de suite je vieillis à chaque instant. Puis un jour (une nuit, qui sait ?) je meurs. L’humanité est ainsi faite que chaque être humain est en perpétuel cheminement, depuis sa naissance jusqu’à sa mort.
La grâce du temps
Les âges de la vie – enfance, adolescence, maturité, vieillesse – sur lesquels méditent toutes les traditions, toutes les cultures – chacune à sa façon – sont autant de stades où l’existence se vit de façon à chaque fois spécifique. La philosophie des âges de la vie médite le fait que notre existence ordinaire est tissée dans cette trame temporelle. Nous sommes des êtres pris dans la trame du temps. On est enfant, ou adolescent, ou adulte d’âge mûr, ou vieux. Nous sommes, chacune et chacun et à chaque instant, cet enfant, cet adolescent, ou ce vieillard : nous ne sommes jamais intemporels, nous sommes toujours ainsi (le philosophe Karl Jaspers parlait d’un sosein), nous ne sommes pas une généralité (un homme, une femme) ; nous sommes à chaque instant cet être précis que pourtant nous quittons insensiblement pour nous acheminer vers l’être à venir.
La morale que j’en déduis, c’est que nous sommes tout entier présents à chaque âge de la vie : enfant, je suis pleinement enfant ; je ne dis pas « je ne suis qu’un enfant », car l’enfance a sa grandeur, sa beauté, son génie même. On a mis du temps (!) à le reconnaître et il a fallu des siècles pour que l’enfance soit honorée comme un âge qui a sa grandeur et n’est pas seulement l’étape transitoire vers une plus grande autonomie – ce qu’elle est bien sûr aussi : il est pathétique de vouloir rester enfant, jeune. Il faut plutôt le redevenir, mais cela, Jésus l’a déjà dit… Rejoignant et commentant les paroles de Jésus, Michel Philibert, un philosophe des âges de la vie, a écrit : « Seul sans doute un va-et-vient de l’enfance aux étapes qui lui succèdent permet de les vivre toutes dans leur plénitude. » Devenir comme un enfant, c’est apprendre à changer comme l’enfant apprend en permanence à grandir, mais – dans le cas de l’adulte – jusqu’à apprendre à n’être plus : apprentissage ultime, fin (faut-il dire « but » ?) de l’existence de tous, que chacun ne peut apprendre que de lui-même (quand bien même d’autres ont cheminé avant et l’ont appris). Par la grâce du temps donné, apprendre à vivre pleinement et – ce qui est plus dur, mais représente l’autre face de la même sagesse – apprendre à laisser place aux autres.
Daniel Frey,
Professeur de philosophie de la religion,
Université de Strasbourg