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Paradoxalement, la justice s’avère à la fois nécessaire pour vivre en société, et contre-productive dans ses applications. Elle est donc à la fois une solution et un problème. Et cette ambivalence est foncièrement liée à son rapport à la temporalité.

La justice est nécessaire parce qu’elle se substitue à la vengeance. En remettant à l’État « le monopole de la violence légitime » (selon la formule de Max Weber), elle instaure une régulation des conflits qui évite leur engrenage : elle enraye les tendances vindicatives.
Et son principal atout dans cette opération, c’est de se donner le temps : enquête, rencontre avec les avocats, constitution du dossier, procès organisé en séquences, application de la peine sur la durée… La vengeance immédiate n’est plus possible car la temporalité de la justice a pris en charge la contravention, le délit ou le crime, afin de le traiter selon le droit. Cependant, cette vertu de la justice qui prend son temps rencontre aussi sa limite : le revers de sa médaille. Encombrement des tribunaux, affaires qui traînent interminablement, risque de prescription, et surtout, après le prononcé de la peine, temporalité délétère de l’incarcération. Le temps qui passe en prison est un temps gris, opaque, élastique, où chaque journée ressemble à la précédente et à la suivante, où le sablier semble bouché, P le compteur mis sur pause, et la fin inatteignable. Ce temps qui passe au ralenti pour purger sa peine s’avère bien souvent contre-productif : le détenu est la plupart du temps désoeuvré, contraint à une promiscuité qui ne fait que nourrir son tourment, et lorsqu’il sort enfin de prison, il a la nette impression d’avoir perdu des années, d’avoir gâché une partie de sa jeunesse.
Quel est donc le sens de la peine, lorsque la sanction se limite à enfermer l’infracteur, à le priver de liberté de mouvement pendant un certain temps, de sorte qu’à sa libération il retrouve telle quelle sa problématique de désinsertion, d’addictions, de mauvaises fréquentations, et donc de tentations de récidive ? Le temps passé en détention ne pourrait-il pas être employé positivement, être en quelque sorte bonifié ? C’est ce à quoi s’emploient nombre de professionnels qui interviennent en prison : enseignants, éducateurs, conseillers d’insertion, psychologues et psychiatres… Mais ils sont bien souvent débordés, écrasés par la tâche, et l’oisiveté du détenu reste son lot commun : l’enfermement en cellule sans autre vis-à-vis que ses codétenus, vingttrois heures sur vingt-quatre.

La justice de Dieu

La justice de Dieu n’est pas la justice des Hommes. Elle est une justice qui gracie et qui libère. Et une justice qui invite à un autre rapport au temps. Les aumôniers de prison viennent témoigner de cette justice de Dieu au coeur de la justice des Hommes, dans ces lieux clos, de détresse et de violence que sont les établissements pénitentiaires. Et ils proposent aux détenus qu’ils rencontrent de les aider à faire en sorte que le temps passé en détention ne soit pas du temps perdu. Lorsqu’une personne est enfermée pour plusieurs mois ou plusieurs années, surtout si elle est accompagnée, elle a le temps de réfléchir, de revenir sur sa vie, et de lire la Bible : certains la lisent plusieurs fois intégralement… Le temps de la peine n’est plus alors un temps délétère, mais un temps fructueux, mis à profit pour repartir sur de nouvelles bases.
La personne qui sort de prison n’est plus tout à fait la même que celle qui y était entrée. L’espérance a surgi du désespoir. Pour le dire avec le grec du Nouveau Testament, le chronos (le temps qui s’écoule) a offert une brèche au kaïros (le temps comme opportunité, comme occasion favorable). La justice de Dieu s’est invitée au sein même de la justice des Hommes.

Frédéric Rognon,
professeur de philosophie, Faculté de théologie protestante, Université de Strasbourg

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