Quand nos fondations vacillent, que valent encore nos certitudes ? Où le doute peut-il nous mener ? À la défiance ? À la tolérance ? Comment dépasser nos esprits catégoriques et nous nourrir de nos questions ? Ne pas les rejeter, mais y voir des alliées ?
Le doute exprime une incertitude quant à la vérité d’une proposition. Sa finalité peut être le renoncement à toute certitude ou la quête d’une autre forme de certitude, plus prudente et ouverte.
Doute sceptique et doute méthodique
Le doute peut prendre la forme d’une attitude systématique qui vise à défaire toutes les certitudes. C’est sous cette forme qu’il a été employé par les sceptiques. Pour eux la finalité de la mise en doute de toutes les certitudes est la suspension du jugement conduisant à une attitude de quiétude. Le sceptique ne vit pas le doute comme un drame, mais comme un refuge. Le voilà dispensé d’avoir à approuver les opinions toutes également incertaines. Plus jamais il ne sera le dupe des apparences puisqu’il a trouvé moyen de toutes les mettre entre parenthèses ou hors-jeu. Nous pouvons envier ou redouter ce choix sceptique, mais il est probablement bien plus inoffensif que l’attitude inverse d’une posture dogmatique fermée à tout doute.
Reste que le doute a plutôt été utilisé, dans la tradition philosophique et scientifique, comme un auxiliaire de la recherche de la vérité. Même Descartes, connu pour son doute hyperbolique, poursuit la quête d’une vérité première qui résiste au doute. Le doute ne servira pas seulement à écarter l’incertain, mais aussi à pondérer le degré de certitude d’un savoir. Au lieu d’être le coefficient 0 qui annule toute certitude, il sera un coefficient, avec une valeur entre 0 et 1, qui affecte toute certitude d’un certain degré d’incertitude. Karl Popper dira que le vrai est l’infalsifié : il est ce qui, jusqu’à présent, a résisté à la possibilité d’en prouver la fausseté. Même si nous ne pouvons posséder la vérité absolue, nous avons les moyens d’élaborer des connaissances d’autant plus robustes qu’elles auront résisté à nos tentatives de les mettre en doute.
Une telle conception de l’utilité méthodique du doute pourrait grandement nous aider dans les débats actuels autour de la vaccination. On voit actuellement triompher la certitude dogmatique de ceux qui disent savoir que la vaccination de masse est la solution face au doute injustifié des complotistes. Or comment ne pas douter d’une solution technique simple pour résoudre un problème épidémique complexe - surtout si cette technique est utilisée à grande échelle, sans recul sur ses effets à long terme, sans enquête approfondie sur les conflits d’intérêt liés à sa diffusion, sans évaluation loyale des alternatives…? Le fait que le doute ne soit pas valorisé comme un auxiliaire précieux pour échapper au piège d’un pseudo-savoir autoritaire en dit long sur notre naïveté méthodologique.
Doute athée et doute mystique
Le doute a servi aux philosophes du soupçon pour déconstruire la croyance religieuse. Comment croire en un Dieu qui sert la volonté de puissances des prêtres ou celle de vengeance imaginaire des faibles (Nietzsche), de réponse à notre désir névrotique d’un père protecteur (Freud), d’opium du peuple (Marx). L’athée ou l’agnostique, proclamant le caractère douteux de Dieu, trouvera, dans la suspension de sa foi, la même quiétude que celle du sceptique. Plus jamais il ne sera dupe des beaux discours qui embellissent la mort ou la souffrance et détournent du monde sensible. Nous pouvons envier ou redouter ce choix athée, mais il est probablement bien plus inoffensif que l’attitude inverse d’une posture religieuse fermée à tout doute.
Reste que le doute peut être utilisé autrement par qui continue à désirer s’approcher du mystère de Dieu. Simone Weil parlait à juste titre de l’athéisme purificateur de la foi. Si le doute mystique détruit les images rassurantes d’une Providence paternelle, d’une immortalité garantie pour les justes dans un paradis céleste, d’un jugement dernier des injustes, il expose certes à l’angoisse. En même temps il invite à sortir des mythes familiers, des limites d’un livre sacré, d’une crédulité d’enfant, pour accomplir un double mouvement d’ouverture, tant à l’infini divin qu’à l’intime divin. Les lieux de la rencontre religieuse sont alors moins les églises que le monde de la vie, prodigieuse et énigmatique, l’amitié amoureuse, présence faite chair, la bonté qui va jusqu’au sacrifice de soi, l’œuvre d’art, belle et profonde, la prière pure et désintéressée. Le doute à l’égard de la tradition la renouvelle, en permettant que ce qui était devenu certitude servile et close redevienne certitude libre et ouverte.
Olivier Peterschmitt